Consultant indépendant sur le déploiement de stratégies bas carbone, Frédéric Ménard est diplômé de la Sorbonne et de l’École des Ponts ParisTech. Il a plus de 25 ans d’expérience sur les marchés de l’industrie et du bâtiment et a été membre de comités de direction.
Il a récemment publié sa thèse professionnelle : « Faire sa part, quelle contribution de l’industrie du ciment-béton à la décarbonation du bâtiment ? » Il travaille notamment sur la notion d’éco-collaboration entre les acteurs économiques au sein des filières et sur le calcul de trajectoire bas carbone.
En février 2021, il a été élu président de l’association Agir pour le climat après avoir contribué pendant plusieurs années à la diffusion des propositions du Pacte Finance-Climat auprès de représentants politiques. En 2020 et 2021, il a été relecteur expert pour le GIEC, dans le cadre du 6ème Assessment Report, pour le WG I et le WG III. Il est également vice-président du groupement professionnel immobilier X-Ponts Pierre qui regroupe les anciens de l‘X et des Ponts.
Le ciment bas-carbone, est-ce une réalité aujourd’hui? En quoi est-ce essentiel pour une trajectoire à 2°C?
« LE » ciment bas-carbone n’existe pas.
La norme NF EN 197-1 décrit les différents types de ciment. Le CEM I (dit ciment de Portland) est celui qui contient le plus de clinker. Certains ciments CEM III peuvent, eux, ne contenir que « 20% » de clinker car y sont ajoutés des composés cimentaires de substitution. Si on ne considère que les émissions de CO2, il est vrai qu’un ciment CEM I a une intensité carbone de presque 800 kg de CO2 par tonne alors qu’un CEM III/B aura une valeur inférieure à 300 kg CO2 / tonne.
Alors oui c’est une réalité, des ciments « plus bas-carbone que d’autres » existent depuis des années. Ils ont été développés parce qu’ils répondaient à des besoins spécifiques au meilleur coût. C’est le cas des CEM III à base de laitier de haut fourneau. Mais attention, ces ciments « les plus-décarbonés » ne sont pas des ciments dits bas-carbone car ils n’ont pas la polyvalence d’usage d’un CEM I ou CEM II.
C’est une réalité technique et c’est aussi une réalité (commerciale) minoritaire.
En effet, les ciments dits CEM III (les plus décarbonés) ne représentent que 10% des ventes. Pour les raisons évoquées plus haut mais aussi des pour des raisons de disponibilités de la ressource, qui n’est pas illimitée et n’est pas disponible sur tout le territoire. En parallèle du ciment CEM III, il y a de nombreux développements R&D avec d’autres composés, pouzzolanique, argile calcinée et même issus de techniques hors de la norme ciment tels que les géopolymères.
Ce qui est important dans la question c’est le passage à l’échelle pour pouvoir répondre à la trajectoire 2 voire 1.5 °C.
Revenons tout d’abord à ce que signifie cette trajectoire. La SNBC[1] fixe une trajectoire à -81% pour l’industrie vs 2015. Ce qui veut dire que le secteur d’activité ciment doit passer de 11 Mt CO2 à 2 Mt CO2 en 2050. Tout le monde comprendra bien qu’il s’agit d’une quantité totale de CO2 à ne pas dépasser. Pour faire court rappelons que cette valeur est le résultat d’une formule très simple :
{Mt CO2 de l’industrie du ciment = quantités de ciment produites x intensité moyenne des quantités produites}
- l’intensité moyenne dépend des ciments que l’on vend
- les émissions totales de l’industrie du ciment sont fortement dépendantes des quantités produites
2015 : {10 Mt CO2 = 16 Mt de ciment x ca. 625 kg CO2 / t de ciment}
2050 : {2 Mt CO2 = X Mt de ciment x ca. Y kg CO2 / t de ciment}
Pour ne pas dépasser 2 Mt CO2 en 2050, et si la production de ciment restait au même niveau de 16 Mt, cela signifierait que l’intensité moyenne devrait être d’env. 125 kg CO2 / t de ciment. Ceci est impossible en l’état actuel de la technique et n’est pas d’ailleurs pas retenu par les industriels ou syndicats professionnels.
On peut donc raisonnablement dire que le levier produit sera important à activer mais qu’on ne pourra faire l’économie de questionner les quantités de ciment à produire ! Gardons bien à l’esprit qu’il ne s’agit pas seulement d’innover et pouvoir présenter LE ciment nouvelle génération qui serait moins X % carboné. Il faut également permettre sa production, partout, son utilisation, sur tous les ouvrages, par tous, avec une même applicabilité et au même prix.
Le ciment bas-carbone est encore très cher (2 fois le prix du ciment traditionnel) : pourquoi ? quelles sont les techniques les plus prometteuses pour réduire ce surcoût ?
Evoquons maintenant un point essentiel. Le ciment est un matériau semi-fini qui sert à fabriquer le béton qui, lui, est le matériau de base de la construction et s’exprime en m3. La production d’un béton courant C25/30 XF1 qu’on rencontre dans plus de 80% des cas de construction peut se faire à partir de différents ciments (un ciment très carboné comme le CEM I ou un CEM III moins carboné). Le prix du béton variera de 100 €/m3 à 120 €/m3 selon le ciment utilisé mais aussi selon de nombreux autres critères.
Les ciments les plus chers, sont les ciments dits alternatifs, à base de géopolymères (hors scope de la norme ciment). Ils font ressortir un prix du béton à 200 €/m3, mais notons qu’il s’agit de cas particuliers.
Réduire le surcoût des ciments et bétons bas carbone se fera, je pense, par deux actions conjointes :
- les économies d’échelle dues aux productions en plus grandes quantités
- l’appropriation des produits par les entreprises générales de construction, permettant un maintien des rentabilités de la chaine de valeur
Et à côté du ciment bas-carbone, quels sont les autres leviers pour réduire les émissions du secteur de la construction ?
[Pour bien comprendre le lien avec la construction, on parlera de béton bas carbone. Le béton étant le produit utilisé dans la construction. Le ciment étant le produit semi-fini utilisé pour produire du béton.]
Les principaux leviers sont en dehors du silo technologique.
Le premier des leviers consiste à réduire les quantités de béton dans la construction.
Comment faire ? Lors des différentes étapes d’un projet ; de la programmation à l’exécution, en passant par l’exécution, il y a la possibilité d’activer des leviers différents et propres à chaque acteur intervenant dans un projet. En phase de programmation, l’aménageur peut prévoir de réhabiliter plutôt que détruire et reconstruire du neuf. Lors de la conception, le maitre d’œuvre peut jouer sur des leviers architecturaux et jouer la compacité de l’ouvrage afin de réduire les quantités de béton en façade. Il peut utiliser au mieux les trames, limiter les reprises de charge. Il peut aussi utiliser des leviers techniques, mixer les systèmes constructifs, bois/béton, poteux poutres par exemple. Lors des phases d’exécution, l’optimisation de la matière, via les dimensionnements, les toupies ; la réduction des déchets sur chantiers etc. sont des pistes simples.
Plus globalement gardons à l’esprit que les optimisations ne sont pas les solutions les plus radicales (au sens aller à la racine).
Les solutions plus « radicales » sont de questionner les besoins.
A savoir nos besoins de toit. Toit pour habiter, pour travailler, et pour vivre nos différentes activités. Se poseront un jour les deux questions essentielles : le nombre de m2 / personne et le taux de rotation des ouvrages. Entre le résidentiel et le tertiaire, sur la base de l’année 2018, j’avais noté, dans ma thèse professionnelle réalisée à l’Ecole des Ponts ParisTech, une production brute d’environ 60 millions de m². Là résident des possibilités, malgré l’affirmation des besoins. Enfin, il est un point peu débattu mais qu’il faut poser sur la table, c’est la durée de vie (optimale) des ouvrages. On se rend compte du raccourcissement du temps d’usage des bâtiments, davantage dans le tertiaire que le résidentiel mais la tendance se développe et elle va à l’encontre d’une réduction des émissions de gaz à effet de serre. Allonger la durée de vie des biens est un levier efficace.
Tu as travaillé 20 ans dans le secteur du bâtiment, comment accélérer la transformation des acteurs du secteur ? Peux-tu nous donner les 3 grands leviers selon toi ?
Dans le bâtiment en général, l’un des problèmes rencontrés est celui de la mesure. Les technologies numériques pourront apporter un meilleur accompagnement des équipes chantiers, une interface entre la conception et l’exécution et un monitoring des performances.
C’est ici que se joueront les gains d’efficacité et de productivité dans les prochaines années. Davantage que via les produits en eux-mêmes, c’est l’optimisation ou l’amélioration des interfaces entre les produits, mais surtout entre les corps de métiers et durant les différentes phases d’un projet qui feront la différence et permettront au bâtiment d’atteindre sa feuille de route décarbonée.