Aurélien Bigo est l’auteur d’une thèse sur le sujet : « Les transports face au défi de la transition énergétique. Explorations entre passé et avenir, technologie et sobriété, accélération et ralentissement ».
Ses travaux (thèse, résumé, vidéo de la soutenance, articles) peuvent être consultés sur le site de la Chaire Energie et Prospérité, dont il est chercheur associé
Pourquoi faire évoluer les modes de transport est essentiel à l’atteinte des objectifs de la France sur la neutralité carbone ?
Aujourd’hui le pétrole représente encore un peu plus de 90 % des consommations d’énergie des transports. Cela en fait le secteur le plus dépendant aux énergies fossiles en France. C’est également un mauvais élève de la lutte contre le changement climatique : ses émissions sont stagnantes ces dernières années, alors que les stratégies successives prévoyaient pour ce secteur des émissions en baisse.
En 2019, les émissions étaient 16% plus élevées que l’objectif fixé dans la stratégie nationale bas-carbone de 2015. C’est un écart énorme pour un laps de temps si court. Cette même stratégie fixe désormais dans sa révision un objectif de neutralité carbone pour la France en 2050, et 0 consommation de pétrole pour tous les transports terrestres. C’est une transformation très forte à réaliser en seulement 3 décennies.
Il faudra pour cela combiner une forte ambition sur les 5 leviers disponibles pour le secteur des transports :
- la modération de la demande de transport,
- le report modal vers les modes peu consommateurs d’énergie,
- la hausse du remplissage des véhicules,
- une amélioration de leur efficacité énergétique
- la décarbonation de l’énergie utilisée.
En simplifiant les choses, il faut combiner des actions de sobriété énergétique, qui permettent de réduire les consommations d’énergie par des changements dans l’aménagement du territoire, l’organisation des transports ou encore via les changements de comportements ; et développer les technologies qui permettent de réduire également les consommations d’énergie, et remplacer le pétrole par des énergies décarbonées (l’électrique, l’hydrogène, le biogaz, ou encore les biocarburants), à condition que ces énergies soient produites de manière durable, ce qui n’est pas toujours le cas.
En quoi le contexte politique et économique actuel est-il favorable à cette évolution du secteur des transports ? La crise du COVID a-t-elle accéléré les choses ?
La crise du Covid a en effet accéléré un certain nombre de tendances de fond que l’on pouvait déjà voir émerger ces dernières années dans les transports. C’est par exemple le cas avec le développement du télétravail, du e-commerce ou du vélo, qui ont été boostés par la crise. Leurs effets sur les émissions ne sont pas toujours évidents à évaluer dès maintenant. Car la crise arrive aussi avec son lot d’incertitudes, sur l’éventuelle persistance de phénomènes observés. Par exemple, va-t-on voir :
- un phénomène de fuite des métropoles perdurer dans les années à venir ?
- une relocalisation de certains secteurs stratégiques ?
- une accélération du Made in France et des échanges locaux ?
- une reprise assez rapide ou au contraire une longue crise pour le secteur aérien ?
Pour ces questions comme pour d’autres sujets, cela dépendra fortement de la manière dont les politiques publiques notamment, mais aussi les acteurs économiques et les citoyens, accompagnent et plébiscitent ces évolutions. Ainsi, la crise peut être vue à la fois comme une menace de voir les enjeux environnementaux relégués au second plan, ou au contraire une opportunité pour engager les transformations profondes qui sont nécessaires.
Le plan de relance, qui définit des orientations stratégiques et mobilise des fonds importants, est ici particulièrement structurant. Des efforts pour « verdir » le plan de relance sont à saluer. Ils restent malheureusement largement insuffisants, au moins pour le secteur des transports, pour s’aligner avec les objectifs de la stratégie nationale bas-carbone (SNBC). Ce qui apparaît bien dans la SNBC et encore plus dans le plan de relance concerne le pari technologique sur les transports, tandis que les mesures de sobriété sont très faibles voire absentes.
- La relance de l’aérien mise ainsi sur un avion hydrogène à partir de 2035, et se contente d’une limite de 2h30 pour les trajets reportés vers le train.
- Sur l’automobile, le virage de l’électrique est fort heureusement soutenu, mais sans veiller à ce que cela ne se fasse pas avec des véhicules lourds et de grosses batteries, ce qui risque de limiter les avantages climatiques qu’on peut en attendre.
Aussi l’ambition semble être de retrouver au plus vite les niveaux de trafics d’avant crise y compris pour ces modes fortement émetteurs, alors même que l’évolution de cette demande de transport est sur les dernières années le principal facteur expliquant l’évolution des émissions.
Les mesures qui sont sorties de la Convention Citoyenne pour le Climat ont pourtant montré que des citoyens bien informés sur la menace du changement climatique. Ils sont prêts à de nombreuses évolutions qui vont vers plus de sobriété dans l’utilisation de la voiture et de l’avion. Reste à faire partager cela pour l’ensemble de la population, et surtout à les concrétiser politiquement, de très nombreuses mesures de la convention citoyenne ayant été écartées ou fortement amoindries.
Aussi, sur l’aérien, des collectifs de chercheurs, d’ONGs, mais aussi d’étudiants et de salariés du domaine de l’aéronautique osent regarder la réalité en face, et se concertent pour envisager une sortie de crise permettant de concilier les enjeux climatiques avec la transformation du secteur (notamment sur l’emploi) … une réflexion qui devrait être menée directement par l’Etat s’il prenait ses propres objectifs climatiques au sérieux
Comment cela se passe-t-il chez nos voisins européens ? Un exemple concret de réussite sur la décarbonation des transports à l’étranger ?
Je ne pense pas qu’il y ait d’exemple de stratégie globale et cohérente à ce jour, y compris à l’étranger. La dépendance au pétrole dans les transports est forte dans tous les pays du monde. Par ailleurs, les pays les plus vertueux en termes d’émissions des transports par personne, ne sont pas ceux qui ont réussi la transition énergétique des transports, mais plutôt les pays les moins développés. Les pays développés ont au contraire connu des tendances assez proches de celles de la France sur les 5 facteurs cités plus haut.
On peut en revanche observer des pays particulièrement à la pointe sur certains sujets, et dont il faudrait s’inspirer. Quelques exemples :
- les Pays-Bas ou le Danemark sur le sujet du vélo,
- la Norvège pour le développement du véhicule électrique, soutenu par de très fortes incitations fiscales à l’achat (sur les émissions mais aussi le poids des véhicules)
- la Suède sur la taxe carbone ou sur l’aviation,
- la Suisse sur la régulation des poids-lourds et le développement du ferroviaire,
- l’Espagne sur la régulation des vitesses en ville, ou les Pays-Bas pour la baisse de vitesse sur les autoroutes.
Tout l’enjeu est de réussir à combiner ces différentes évolutions pour atteindre les objectifs très ambitieux fixés en France et dans l’Accord de Paris, et qui sont nécessaires pour garder une planète vivable dans les décennies à venir.
Quel rôle les entreprises ont-elles à jouer sur cette question ? A quelles nouvelles compétences et expertises les entreprises doivent-elles faire appel pour atteindre ces objectifs de mobilité verte, notamment au niveau des directions des opérations ?
Le rôle des entreprises est multiple, et sur la question des transports, il peut se décliner de différentes façons.
Pour les entreprises du secteur, il s’agit avant tout de définir une stratégie cohérente avec les objectifs climatiques internationaux et nationaux. Cette stratégie est à construire à partir d’un état des lieux des émissions liées à son activité, et des directions à prendre pour s’aligner sur les baisses d’émissions nécessaires. Il s’agit de décarboner l’activité via la technologie, mais aussi, et cela n’est généralement pas assez envisagé, de penser aux changements d’organisation des transports qui permettent de réduire les consommations d’énergie. Comment participer au rapprochement des lieux de vie et des lieux de travail ? au rapprochement des lieux de production des lieux de consommation ? Comment permettre au maximum de personne d’utiliser les modes actifs ou les transports en commun ? aux marchandises de passer par le mode ferroviaire ?
Ces questions se posent aussi pour les entreprises qui ne sont pas du domaine des transports, qui génèrent aussi des flux logistiques et des flux de voyageurs. De plus en plus, les entreprises doivent aussi se préoccuper de la mobilité des salariés. Pour le domicile-travail, des plans de mobilité peuvent permettre de :
- mettre en place le forfait mobilité durable
- faciliter le covoiturage entre les salariés
- mettre en place des parkings sécurisés et des espaces de change pour faciliter la pratique du vélo.
Pour les déplacements professionnels dans le cadre de l’activité, le vélo peut aussi être encouragé, par exemple par la mise à disposition d’une flotte de vélos à assistance électrique. Les flottes de voiture peuvent être passées à l’électrique, avec des véhicules légers dès que l’usage le permet. Les trajets en avion peuvent être réduits, par le recours à la visio-conférence, ou en privilégiant le train pour tous les trajets inférieurs à 5 heures ou faisables en train de nuit par exemple.
Tout comme pour les politiques publiques (voir les rapports du Haut Conseil pour le Climat à ce sujet), il faut intégrer le sujet du climat au cœur de la gouvernance, des décisions stratégiques et des actions, pour être efficace et à la hauteur des enjeux. Reléguer ces sujets à la seule direction développement durable ou RSE, est l’assurance de ne pas réussir la transformation nécessaire.
Celle-ci implique aussi au préalable une bonne connaissance des enjeux de la part de l’ensemble des parties prenantes, ce qui nécessite des sessions de formation dédiées. Cela peut se faire par des ateliers participatifs tels que ceux organisés par la Fresque pour le Climat pour comprendre les enjeux du changement climatique. Ces sessions doivent être complétées par une connaissance des enjeux environnementaux propres à l’entreprise, et des leviers à actionner pour faire tendre les actions de l’entreprise et du secteur d’activité vers plus de durabilité.